De la musique avant toute chose


Verlaine explore les ressources musicales de la langue pour exprimer ses états d’âme. Il est sensible à la sonorité des mots plus apte, selon lui, à suggérer des sensations et des sentiments que leur sens.

 

La musicalité procède de la répétition de certains sons : dans la première strophe de « Chanson d’automne » dont le titre annonce une composition musicale, Verlaine emploie des allitérations en [l] ainsi que des assonances en [ɔ] et en [ɔ̃].

 

« Clair de lune » et « En sourdine » figurent dans le recueil intitulé Fêtes galantes, qui s’inspire notamment des peintures de Watteau (1684-1721). L’importance accordée à la musique est marquée par l’emploi du champ lexical de la musique.

 

Le poème « Dans l’interminable ennui de la plaine... », dans lequel la première et la deuxième strophe sont répétées et servent de refrain, figure dans le recueil, Romances sans paroles inspiré du titre donné aux pièces pour piano écrites par le compositeur allemand Mendelssohn (1809-1847).

 

Écrit comme une chanson, le poème « Gaspard Hauser chante : » se présente comme l’autobiographie de Gaspard Hauser qui a réellement existé mais dont on connaît peu les origines. Il vécut seul et misérable. Verlaine, dans cette complainte, retrace dans les strophes du poème les échecs successifs qu’il a endurés. Les derniers vers des trois premières strophes constitués de trois phrases négatives constituent un refrain.

 

Dans son « Art poétique » dédié au poète et critique symboliste Charles Morice, qu’il rédige dès 1874, Verlaine énonce et applique des règles d’écriture et de composition qu’il recommande aux poètes contemporains. Sans renoncer à l’emploi de la rime, Verlaine en proscrit l’usage et préconise l’emploi du mètre impair.

 

 

1.« Chanson d’automne »

 

Les sanglots longs

Des violons

De l'automne

Blessent mon cœur

D'une langueur

Monotone.

 

Tout suffocant

Et blême, quand

Sonne l'heure,

Je me souviens

Des jours anciens

Et je pleure ;

 

Et je m'en vais

Au vent mauvais

Qui m'emporte

Deçà, delà,

Pareil à la

Feuille morte.

Poèmes Saturniens, 1866

 

 

2. « Clair de lune »

 

Votre âme est un paysage choisi

Que vont charmant masques et bergamasques

Jouant du luth et dansant et quasi

Tristes sous leurs déguisements fantasques.

 

Tout en chantant sur le mode mineur

L’amour vainqueur et la vie opportune,

Ils n’ont pas l’air de croire à leur bonheur

Et leur chanson se mêle au clair de lune,

 

Au calme clair de lune triste et beau,

Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres

Et sangloter d’extase les jets d’eau,

Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres.

Fêtes galantes, 1869

 

 

3. « En sourdine »

 

Calmes dans le demi-jour

Que les branches hautes font,

Pénétrons bien notre amour

De ce silence profond.

 

Fondons nos âmes, nos cœurs

Et nos sens extasiés,

Parmi les vagues langueurs

Des pins et des arbousiers.

 

Ferme tes yeux à demi,

Croise tes bras sur ton sein,

Et de ton cœur endormi

Chasse à jamais tout dessein.

 

Laisse-nous persuader

Au souffle berceur et doux

Qui vient à tes pieds rider

Les ondes de gazon roux.

 

Et quand, solennel, le soir

Des chênes noirs tombera,

Voix de notre désespoir,

Le rossignol chantera.

Fêtes galantes, 1869

 

 

4.

 

Ô triste, triste était mon âme

A cause, à cause d'une femme.

 

Je ne me suis pas consolé

Bien que mon cœur s'en soit allé,

 

Bien que mon cœur, bien que mon âme

Eussent fui loin de cette femme.

 

Je ne me suis pas consolé,

Bien que mon cœur s'en soit allé.

 

Et mon cœur, mon cœur trop sensible

Dit à mon âme : Est-il possible,

 

Est-il possible, - le fût-il,-

Ce fier exil, ce triste exil ?

 

Mon âme dit à mon cœur : Sais-je,

Moi-même, que nous veut ce piège

 

D'être présents bien qu'exilés

Encore que loin en allés ?

Romances sans paroles, 1874

 

 

5.

 

Dans l’interminable

Ennui de la plaine

La neige incertaine

Luit comme du sable.

 

Le ciel est de cuivre

Sans lueur aucune.

On croirait voir vivre

Et mourir la lune.

 

Comme les nuées

Flottent gris les chênes

Des forêts prochaines

Parmi les buées.

 

Le ciel est de cuivre

Sans lueur aucune.

On croirait voir vivre

Et mourir la Lune.

 

Corneille poussive

Et vous, les loups maigres,

Par ces bises aigres

Quoi donc vous arrive?

 

Dans l'interminable

Ennui de la plaine

La neige incertaine

Luit comme du sable.

Romances sans paroles, 1874

 

 

6. «Gaspard Hauser chante :»

 

Je suis venu, calme orphelin,

Riche de mes seuls yeux tranquilles,

Vers les hommes des grandes villes :

Ils ne m'ont pas trouvé malin.

 

A vingt ans un trouble nouveau

Sous le nom d'amoureuses flammes,

M'a fait trouver belles les femmes :

Elles ne m'ont pas trouvé beau.

 

Bien que sans patrie et sans roi

Et très brave ne l'étant guère,

J'ai voulu mourir à la guerre :

La mort n'a pas voulu de moi.

 

Suis-je né trop tôt ou trop tard ?

Qu'est-ce que je fais en ce monde ?

O vous tous, ma peine est profonde :

Priez pour le pauvre Gaspard !

Sagesse, 1880

 

 

7. « Art poétique »

 

De la musique avant toute chose,

 

Et pour cela préfère l'Impair

Plus vague et plus soluble dans l'air,

Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

 

Il faut aussi que tu n'ailles point

Choisir tes mots sans quelque méprise :

Rien de plus cher que la chanson grise

Où l'Indécis au Précis se joint.

 

C'est des beaux yeux derrière des voiles,

C'est le grand jour tremblant de midi,

C'est, par un ciel d'automne attiédi,

Le bleu fouillis des claires étoiles !

 

Car nous voulons la Nuance encor,

Pas la Couleur, rien que la nuance !

Oh ! la nuance seule fiance

Le rêve au rêve et la flûte au cor !

 

Fuis du plus loin la Pointe assassine,

L'Esprit cruel et le Rire impur,

Qui font pleurer les yeux de l'Azur,

Et tout cet ail de basse cuisine !

 

Prends l'éloquence et tords-lui son cou !

Tu feras bien, en train d'énergie,

De rendre un peu la Rime assagie.

Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où ?

 

Ô qui dira les torts de la Rime ?

Quel enfant sourd ou quel nègre fou

Nous a forgé ce bijou d'un sou

Qui sonne creux et faux sous la lime ?

 

De la musique encore et toujours !

Que ton vers soit la chose envolée

Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée

Vers d'autres cieux à d'autres amours.

 

Que ton vers soit la bonne aventure

Éparse au vent crispé du matin

Qui va fleurant la menthe et le thym...

Et tout le reste est littérature.

Jadis et Naguère, 1884