Rêve et réalité


1. «Mon rêve familier»

 

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant

D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime

Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même

Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

 

Car elle me comprend, et mon cœur, transparent

Pour elle seule, hélas ! cesse d'être un problème.

Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,

Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

 

Est-elle brune, blonde ou rousse ? - Je l'ignore.

Son nom ? Je me souviens qu'il est doux et sonore,

Comme ceux des aimés que la Vie exila.

 

Son regard est pareil au regard des statues,

Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a

L'inflexion des voix chères qui se sont tues.

Poèmes Saturniens, 1866

 

 

2. «Colloque sentimental»

 

Dans le vieux parc solitaire et glacé

Deux formes ont tout à l’heure passé.

 

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,

Et l’on entend à peine leurs paroles.

 

Dans le vieux parc solitaire et glacé,

Deux spectres ont évoqué le passé.

 

- Te souvient-il de notre extase ancienne ?

- Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ?

 

- Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ?

Toujours vois-tu mon âme en rêve ? – Non.

 

- Ah ! les beaux jours de bonheur indicible

Où nous joignions nos bouches ! – C’est possible.

 

- Qu’il était bleu, le ciel, et grand, l’espoir !

- L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

 

Tels ils marchaient dans les avoines folles,

Et la nuit seule entendit leurs paroles.

Fêtes galantes, 1869

 

 

Dans ce sonnet inversé composé par Verlaine, les quatrains succèdent aux tercets.

3. «Résignation»

 

Tout enfant, j’allais rêvant Ko-Hinnor(1),

Somptuosité persane et papale,

Héliogabale(2) et Sardanapale(3) !

 

Mon désir créait sous des toits en or,

Parmi les parfums, au son des musiques,

Des harems sans fin, paradis physiques !

 

Aujourd’hui plus calme et non moins ardent,

Mais sachant la vie et qu’il faut qu’on plie,

J’ai dû réfréner ma belle folie,

Sans me résigner par trop cependant.

 

Soit ! le grandiose échappe à ma dent,

Mais, fi de l’aimable et fi de la lie !

Et je hais toujours la femme jolie,

La rime assonante et l’ami prudent.

(1)Nom donné à un diamant indien

(2) Nom d’un empereur romain (218-222)

(3) Souverain fictif d’Assyrie

Poèmes Saturniens, 1866

 

 

Dans ces deux derniers poèmes, Verlaine choisit la forme poétique du sonnet pour critiquer la société contemporaine.

4. «Monsieur Prudhomme»

 

Il est grave : il est maire et père de famille.

Son faux-col engloutit son oreille. Ses yeux

Dans un rêve sans fin flottent insoucieux,

Et le printemps en fleur sur ses pantoufles brille.

 

Que lui fait l'astre d'or, que lui fait la charmille

Où l'oiseau chante à l'ombre, et que lui font les cieux,

Et les prés verts et les gazons silencieux ?

Monsieur Prudhomme songe à marier sa fille.

 

Avec monsieur Machin, un jeune homme cossu,

Il est juste-milieu, botaniste et pansu.

Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles,

 

Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a

Plus en horreur que son éternel coryza,

Et le printemps en fleur brille sur ses pantoufles.

Poèmes Saturniens, 1866

 

 

5. « L’enterrement»

 

Je ne sais rien de gai comme un enterrement !

Le fossoyeur qui chante et sa pioche qui brille,

La cloche, au loin, dans l’air, lançant son svelte trille,

Le prêtre, en blanc surplis, qui prie allégrement.

 

L’enfant de chœur avec sa voix fraîche de fille,

Et quand, au fond du trou, bien chaud, douillettement,

S’installe le cercueil, le mol éboulement

De la terre, édredon du défunt, heureux drille,

 

Tout cela me paraît charmant, en vérité !

Et puis, tout rondelets sous leur frac écourté,

Les croque-morts au nez rougi par les pourboires,

 

Et puis les beaux discours concis, mais plein de sens,

Et puis, cœurs élargis, fronts ou flotte une gloire,

Les héritiers resplendissants !

Poèmes Saturniens, 1866